2012. La mémoire de Anselm Kiefer

Le travail de Kiefer n’est pas un travail de mémoire comme tous les européens ont du le faire après la seconde guerre mondiale. C’est véritablement un travail sur la mémoire. Il ne s’agit de réussir à penser après l’holocauste, il ne s’agit pas de dépasser l’impossibilité de penser affirmée par Adorno en 1945… mais plus généralement de comprendre ce que la mémoire avait à faire pour tout être humain. Kiefer part sans doute du devoir de mémoire imposé à tout allemand né en 1945, mais le propos s’est élargi et nous questionne tous.

Dès les années 70-80, Kiefer s’approprie des objets, comme s’il voulait se constituer une mémoire personnelle. Daniel Arasse analyse  ainsi le rôle de la baignoire de zinc dans son oeuvre. Kiefer l’a choisi comme symbole et « souvenir » du IIIe Reich : dans les années 30-40, le parti National-socialiste avait attribué à chaque foyer une baignoire similaire à celle que Kiefer utilise et qui avait servi dans son enfance. Les nazis avait même utilisé ces baignoire lors de leur préparatifs d’invasion de la grande-Bretagne, avec des modèles réduits de bateaux.

Cette mémoire de Kiefer est artificielle en ce qu’elle est constituée peu à peu. Loin des souvenirs involontaires, Kiefer se construit des images qui s’organisent toujours un peu plus, d’oeuvre en oeuvre. Ainsi dans l’oeuvre exposée en 2012 à la galerie Ropac « die Ungeboren ». La presse typographique enchevêtrée de tournesols est recouverte de  photographies disposées sur des rubans déroulés sur le sol. Ces photographies de ses propres oeuvres, prises lors de la manifestation « Documenta au grand Palais par exemple, convoquent cette mémoire. La presse nous rappelle le rôle du texte dans notre mémoire, mais donc aussi de nos précédents rapports avec l’oeuvre de Kiefer. Cette oeuvre fonctionne bien comme un « théatre de mémoire » dont parlait Yates dans les « arts de la mémoire ». Dans les texte antique »Ad Herennium », l’orateur doit « se présenter un bâtiment (de préférence qu’il connaît bien); il y choisit un certain nombre de lieux (loci) précis, se succédant dans un ordre déterminé, et il place dans ces lieux des images (imagines), aussi frappantes et inhabituelles que possible, qu’il aura lui-même conçues de façon à y associer des notions et des arguments de son discours. Au moment où il prononce son discours, l’orateur n’a plus qu’à parcourir mentalement son bâtiment de mémoire pour retrouver chaque argument à sa juste place » (Daniel Arasse sur Kiefer. p.79)

Dans l’exposition de la galerie Ropac, Kiefer a disposé des oeuvres de statut divers : quelques livres d’abord.

Le premier est  sous une allusion à la Genèse et au refus de Onan de procréer une descendance avec la femme de son frère


(Genèse 38:8-10)

Alors Juda dit à Onan: Va vers la femme de ton frère, prends-la, comme beau-frère, et suscite une postérité à ton frère.

Onan, sachant que cette postérité ne serait pas à lui, se souillait à terre lorsqu’il allait vers la femme de son frère, afin de ne pas donner de postérité à son frère.

10 Ce qu’il faisait déplut à l’Éternel, qui le fit aussi mourir.

Aux côtés du livre simplement recouvert de taches, une aquarelle représente la femme allongée dans un champ de blé, celui même ou Onan se souilla à terre, avant d’être mis à mort par l’éternel.

l’autre sur les Limbes.

Il reproduit les galeries souterraines de sa colline-atelier de Jarnac, dans lesquelles errent peu-être les âmes des non-nés présents partout dans l’exposition…

 

Dans la seconde nef de l’exposition , la presse typographique dont j’ai déjà parlé ci-dessus témoigne de la volonté de Kiefer d’organiser son discours en théâtre de mémoire.

les tableaux présentés ensuite condensent le résultat de ce travail de mémoire.

Ce travail sur la mémoire est étrange, car Kiefer n’utilise pas ses images comme des allégories. Les images n’ont pas un sens unilatéral. ce sentiment d’étrangeté vient de que ses images manquent de stabilité. Leurs significations ne peuvent jamais être pleinement maîtrisées par le spectateur.  L’artiste mêle sans cesse des références multiples et hétérogènes comme pour brouiller les pistes. Dans l’exposition de la Galerie Ropac, Kiefer nous renvoie aux textes bibliques, mais aussi à Paul Celan, mais aussi à des poèmes dont les vers sont retranscrits sur les toiles, mais aussi à l’alchimie, mais encore aux jugements des sorcières au moyen-âge… personne ne peut vraiment comprendre toutes ces références et donc suivre Kiefer dans la construction de sa mémoire. Il doit participer à ce travail et bientôt construire sa propre mémoire.

On peut se reporter aux analyses de Lisa Saltzman sur la série « au peintre inconnu » de Kiefer

Kiefer transforme l’architecture nazie comme les chrétiens l’ont fait autrefois avec les temples antiques.  La palette représente Kiefer : le tableau de vient » un mémorial à son propre sentiment de victime, la réponse qu’il apporte à son propre sentiment d’identité menacée, rongée, ou insoutenable ». Le monument représenté sur cette toile est un temple construit par Ludwig Troost pour que Hitler puisse y commémorer à partir de 1935 la mémoire de ses 23 compagnons morts lors du putsch manqué en 1923. A partir de 1933, ils sont les martyrs du renouveau national et leur dépouille est honorée en permanence dans ces temples.  Ainsi, la palette peut aussi représenter Hitler, peintre avorté, qui entend veiller sur son peuple : il est à la fois le peintre et le soldat inconnu, dont Kiefer veut peindre ici le portrait. On sait en effet que l’art était traité par le parti national socialiste de façon tout à fait sérieuse.  Goebbels pouvait écrire en 1929 : « l’homme d’état est aussi un artiste. Pour lui, le peuple n’est rien d’autre que ce qu’est la pierre pour le sculpteur. Le Führer et la masse, cela ne pose pas plus de problème que le peintre et la couleur ». De même Ernst Schindler, professeur à l’université de Munich déclarait en 36  : « l’art est noter guide (Führer), celui qui guide et accompagne notre vie. Il nous montre, sous la forme du mythe, d’où nous venons et où nous allons. Il est un symbole de nous-mêmes, il donne l’image du but de notre vouloir. Avec ses mélodies, il nous accompagne jusqu’au tombeau ».

Comme l’écrit Daniel Arasse dans son analyse, dont je tire ici l’essentiel de mon texte, Kiefer a remplacé les cercueils des compagnons du Putsch par la palette du « peintre inconnu ». Il réinvente son passé dans une attitude tout à fait nietzschéenne : il s’élève contre l’ »excès d’histoire » qui nous entraverait. il ouvre les combinaisons des symboles qu’il manipule.

Nietzsche écrivait :  » [l'homme] ne peut vivre, s’il n’a pas la force de briser et de dissoudre une partie de son passé, et s’il ne fait pas de temps à autre usage de cette force : il lui faut pour cela traîner ce passé en justice, lui faire subir un sévère interrogatoire en enfin le condamner. » Les oeuvres  de Kiefer nous invitent à cette ré élaboration de notre histoire.

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