déchaîner la peinture

Déchaîner la peinture. Adrian Ghenie. de Yannick Haeneléd. Actes sud
Depuis quelques années, Adrian Ghénie est un des artistes jeunes qui deviennent incontournables et témoignent d’un certain retour de la peinture. Il est né en 1977 et travaille aujourd’hui à Berlin. Je parlais de ses œuvres dans une des chroniques autour de son excellente exposition l’été dernier à la biennale de Venise. Les œuvres exposées mêlaient des détails hyperréalistes à des surfaces où les motifs disparaissaient sous les couches de peintures, comme si l’artiste avait découpé et mêlé des fragments de ses propres peintures, avant de les ressouder dans une nouvelle toile. Il en résultait des œuvres étranges et fascinantes où il me semblait retrouver le sentiments de Poussin face à la toile du Frenhofer de Balzac dans le Chef d’oeuvre inconnu (1831). Le poussin de Balzac ne pouvait retrouver le portrait de sa compagne sous la masse compacte des touches du peintre, hormis un pied qui émergeait du chaos. Je restais interdit encore devant les œuvres étranges de Adrian Ghenie, ne comprenant pas ces « découpages » violents, de même que les portraits ou la déformation côtoyait des précisions méticuleuses. La présente monographie de Yannick Haenel, par ailleurs excellent romancier – il est l’auteur de « Tiens ferme ta couronne » prix Femina 2017 – donne accès à toute l’œuvre du peintre et permet de reconstituer sa cohérence. Le sous-titre « déchaîner la peinture » permet déjà de comprendre son entreprise, que les premiers chapitres éclairent tout à fait. Ces pages s’attardent en effet sur des toiles étranges où Ghenie représente Göring. Le dignitaire nazi y contemple les œuvres volées auprès de familles juives qu’il avait décimées. Les œuvres de Ghenie montrent la splendeur des œuvres volées contaminées par l’acte même du forfait nazi. La beauté ne peut sortir indemne de l’horreur. Cette série de 2008 donne tout le sens du travail extraordinaire de l’artiste qui ne cesse ensuite de revisiter l’histoire pour prendre position face au monde. Ses œuvres autour de dada en 2010, puis sur Darwing en 2013, invitent à penser la peinture. Il n’est plus simplement question de voir une peinture et d’apprécier sa matière ou son geste. Mais par delà l’œuvre extraordinaire, Yannick Haenel nous permet de penser la peinture sans jamais enfermer les œuvres dans un propos qui écraserait les œuvres. Ghenie n’illustre pas des idées. Il peint la peinture se défaisant sans cesse, au fur et à mesure qu’elle se reconstruit.


les passages suivants ont trait au portrait, un des sujets principaux de Ghenie :
« La tête, le cri, la greffe
Avec Francis Bacon, dès les années 50, une figure surgit qui ne coïncide plus avec elle-même : une surface mouvante, trouée, une « flaque de chair », selon son expression , et le visage lui-même s’efface au profit d’une tête, comme on le dit de celle d’un mort. Une tête qui crie. Une tête dont la torsion lui mange l’épiderme. Une tête à laquelle il n’est plus possible d’accorder une carnation. Ainsi la matière même dans laquelle sont peintes les têtes de Bacon échappe-t-elle à la cohésion de l’épiderme : elles sont faites d’assemblages, de vrilles, de zones qui fuient.
Dans la peinture de bacon, et comme déjà, plus discrètement chez E. Munch, qui a su deviner l’agonie historique du visage – lequel, en révoquant la ressemblance, révèle la noyade qui gît en toute face -, les faces coulent en une mare vert et rouge. Au sortir de la Première Guerre mondiale, comme si les mortiers en avaient pilonné la surface meurtrie, le visage s’était mis à tomber dans le trou de son propre cri. La peinture, depuis, ne cesse plus d’exhiber ce cri qui avale le visage jusqu’à l’os.
Qu’y a-t-il après le cri? Quelle est cette plaies qui s’ouvre à la place de nos traits lorsque le hurlement s’éteint? En n’arrêtant plus sa métamorphose, la peau a disparu : à la place de la peau morte germe un territoire éruptif, à la fois cousu et décousu, dont l’incohérence reflète la défaite des épidermes et la déroute des identités.
Et voici que la tête elle-même, aujourd’hui, est attaquée. Les épidermes ne sont plus seulement infectés : le contenu du visage a dégouliné, la tête s’est progressivement absentée d’elle-même – et à la place, quelque chose s’est mis à pousser. Cette chose, seule la peinture la voit : la mutation affecte à) la fois la surface et le volume. Un mutant fait-il encore partie de l’espèce ou la déborde-t-il? La chirurgie esthétique et toutes les technologies de déformation ont poussé le territoire facial jusqu’à un au-delà de la monstruosité : visage qu n’existe plus , t^te morte – voici le temps des gueules.
C’est là que se situe l’intervention plastique d’Adrian Ghenie : sa peinture rencontre ce moment aggravé du processus de mutation généralisé. Elle le pense ; elle le peint. »
Yannick Haenel in « déchaîner la peinture »p 113

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