« Stranieri Ovunque – foreigners everywhere » 60th BIENNALE de VENISE
Venise jusqu’au 24 novembre /
exposition de Kooning galleria dell’Academia jusqu’au 15 septembre /
exposition Pierre Amourette église sant’Eufémia jusqu’au 15 septembre/
La Biennale de Venise est étonnante et revigorante, pleine de surprises qui ne cessent à chaque édition de faire évoluer nos regards sur le monde l’art, et sur le monde réel.
L’édition de 2022 restait marquée par la pandémie – qui l’avait d’ailleurs retardé d’un an – mais aussi et surtout par le début du conflit en Ukraine. Le climat restait lourd malgré le surréalisme de Carrington qui avait été placé au centre de la manifestation et lui donnait ainsi un peu de légèreté. « Le lait de nos rêves », titre d’un de ses textes lui avait été donné, et entendait nous donner une certaine foi en l’avenir. Mais on se rappelle que les organisateurs avaient décidé de fermer le pavillon russe – c’est d’ailleurs encore le cas cette année – et d’ouvrir un nouvel espace pour l’Ukraine. C’est la particularité de la Biennale que d’offrir à chaque pays la possibilité de présenter dans un pavillon, l’état de leur création mais aussi de leur réflexion sur l’état de leur pays mais aussi du monde. Les pays les plus riches ont un grand pavillon construit au fil des ans, depuis la création de la biennale en 1893. Les pavillons sont de véritables œuvres d’art qui témoignent de l’histoire de leur pays. A côté de ces grands pavillons nationaux, réunis dans les Gardini de Venise, d’autres pavillons sont dispersés dans des palais vénitiens dans toute la ville. Face à ces analyses nationales, un pavillon central présente une exposition qui continue à l’Arsenal (l’ancienne base militaire de Venise). Cette exposition se concentre sur un sujet ou un thème porté par un conservateur, qui témoigne de sa vision de l’art et du monde. Pour la première fois, Adriano Pedrosa, le conservateur de la 60e biennale vient d’Amérique du sud. Ce choix est décisif, comme l’est aussi le titre de sa biennale, « Foreigners everywhere », nom d’un collectif qui combattait le racisme et la xénophobie au début du XXe siècle à Turin : « où que vous alliez et où que vous soyez, vous rencontrerez toujours des étrangers, ils/nous sommes partout. [de plus], quel que soit l’endroit où vous vous trouvez, vous êtes toujours réellement, et au plus profond de vous-même, un étranger », explique Pedrosa. Plus que jamais l’art doit s’ouvrir aux pays et aux artistes qui toujours sont restés aux marges de la scène de l’art contemporain. On le sait depuis de nombreuses années, l’âge de l’européocentrisme est révolu. On peut sans doute retracer l’histoire de cette remise en cause. En 1964, le prix avait pour la première fois été donné à un Américain (Rauschenberg), marquant ainsi la fin d’une hégémonie européenne, voire parisienne. Dès lors, les autres continents ont peu à peu gagné droit de citer. L’exposition « les magiciens de la terre » organisée en 1989 à la grande Halle de la Villette par Jean-Hubert Martin marque aussi une date importante : pour la première fois, des arts non occidentaux entrait sur la scène internationale. Malgré ces deux moments clefs et quelques autres grandes dates moins célèbres et retentissantes, l’Afrique restait peu présente encore sur les scènes artistiques mondiales, tout comme les états arabes, comme si l’on ne tenait pas compte des évolutions géopolitiques et philosophiques récentes. La Biennale de Venise réussit encore une fois à témoigner de l’évolution du monde artistique, philosophique, social et politique.
Toutes les traductions du mots étrangers contiennent la même racine « étrange », ce qui nous rapproche aussi de l’inquiétante étrangeté de Freud : L’étrange peut en effet être aussi dans le familier et l’ordinaire. Nombreux en effet sont les exclus au sein de leur propre pays. Ils créent et pourtant restent absents des grands musées. Les artistes trans par exemple doivent désormais être eux aussi invités dans le monde de l’art. Cette exposition nous invite à réviser complétement tout centrisme. Cette dynamique extrêmement régénérante, intègre les artistes autodidactes, les arts populaires, les arts indigènes, comme on peut le voir avec la grande fresque qui couvre la façade du pavillon central réalisée par le Collectif brésilien Mahku. Dans l’exposition centrale, ces questions sont au centre d’un premier ensemble appelé « contemporain ». Face à lui, l’espace « historique » réunit des travaux issus de l’Amérique latine, d’Afrique, d’Asie qui tous questionnent la définition du modernisme. Le modernisme est une histoire de l’art faite par les européens, donc elle aussi très centrée. Cette exposition l’interroge notamment par ‘interrogation du colonialisme. Un premier chapitre est intitulé « portrait » qui réunit 112 artistes qui interrogent la représentation humaine. Un second à l’« abstraction » qui réunit 37 artistes et propose une nouvelle histoire de l’abstraction, loin de l’unique influence d’artistes européens dominants. Une salle est spécialement consacrée à la diaspora italienne.
Parmi les pavillons qui ont le plus retenu mon attention, je m’arrêterais sur quelques-uns qu’il ne faut ne pas rater.
Pavillon de l’Allemagne
Dans la troisième partie du pavillon, Yael Bartana, artiste israélienne invitée par l’Allemagne, (née en 1970) nous invite vers les prochaines migrations humaines pour échapper aux catastrophes écologiques actuelle et semble résonner avec le livre d’Isaïe. En effet, celui-ci aborde la déportation du peuple juif à Babylone, puis son retour et la reconstruction du Temple de Jérusalem sur l’ordre du roi achéménide Cyrus II. Les vidéos évoquant ces périples sont poursuivies par une immersion dans des installations sonores sur l’île voisine de La Certosa. L’expérience donne à réfléchir sur le sens de nos vies et sur leur fragilité à la fois.
Pavillon néerlandais « célébration internationale du blasphème et du sacré »
Le pavillon néerlandais, une des plus beaux pavillons, crée par Rietveld, a été confié cette année au collectif congolais Cercle d’Art des Travailleurs de Plantation Congolaise (CATPC). Dans la perspective décidée par Adriano Pedrosa, il s’agit de questionner comment l’annexion des terres congolaises en 1908-1911 a enrichi l’économie belge et dans le même temps ruiné des familles déplacées et des terres d’où la végétation a été remplacée par une culture intensive d’huile de palme. Plutôt que de simplement questionner cet eurocentrisme, ce qu’avait déjà fait les pays-bas lors des précédentes biennales, l’artiste Renzo Martens et le currateur H.Khalidi ont réalisé un travail à la fois artistique et philosophique : Les sculptures exposées dans le pavillon ont été modelées autour de Lusanga avant d’être moulées. Les œuvres exposées ont été coulées en huile de palme et cacao. Leur vente permettra dans les années à venir à la population de racheter leurs terres aux autorités et de revenir à une culture locale et biodiversifiée. Comme souvent, les musées européens d’aujourd’hui se sont fait grâce à cette économie coloniale. Un film « le retour de Balot » raconte comment cet échange est actuellement poursuivi par de retour momentané de la sculpture « Balot » (conservée au Virginia Museum of Fine art) à Lusanga dans un white cube construit pour l’occasion dans la forêt. Balot qui fut d’abord un officier colonial belge, tué en 1931 dans une révolte, et dont la colère et l’esprit mauvais fut enfermé dans la précieuse sculpture par le peuple Pende. Le pavillon résonne ainsi tout entier de la question des restitutions des œuvres aux descendants de leurs auteurs.
Le Pavillon australien
Le Pavillon australien est celui qui a été primé, avec « kith and kin » de Archie Moore, d’origine aborigène : une grande fresque émerge de l’ombre dans laquelle est plongée le Pavillon. Elle y raconte sous forme d’un immense arbre généalogique comment les aborigènes ont été exterminés par les colons européens, déportés aussi. Son arbre généalogique est tracé à la craie, ce qui souligne, comme sur une ardoise d’école, la fragilité de ce métissage, autour d’un astre laissé vierge de tout nom, qu’il soit aborigène ou européen.
Le Pavillon français
Julien Creuzet, la Caraïbe au pavillon français. J’avais déjà rencontré l’artiste aux beaux-arts de Paris où il enseigne auprès de quelques-uns de mes anciens élèves, et j’avais été frappé de la légèreté de son propos. De même cet hivers au Magasin à Grenoble, une expérience immersive joyeuse nous invitait à repenser l’histoire coloniale, dans une même légèreté. Quand on rentre dans le pavillon comme moi, plutôt sur la défensive, l’expérience est très agréable. De grandes vidéos et du son – des sortes de chansons – nous accompagnent pendant notre déambulation dans une sorte de grande forêt de lianes et d’objets suspendus en état d’apesanteur. Le contraste avec le pavillon de la Grande Bretagne qui est son voisin, est saisissant, où le drame y est omniprésent. Julien Creuzet nous invite à rêver de relation plus sereine entre les métropoles et leurs colonies.
Le pavillon égyptien est un des plus visité, avec un film de Wael Shaki, Drama 1882, sorte de grand opéra qui résume de façon décalée et très poétique l’histoire coloniale du pays.
Le Pavillon du Vatican
Le Pavillon du Vatican est aussi dans tous les esprits, même si tous ne pourront y rentrer, faute d’avoir réservé une visite dans cette prison de femmes, lieu ultrasécurisé dont la visite est faite par les détenues. J’en reparlerai donc après l’avoir vu, dans la prochaine rubrique, mais il faut voir la grande fresque de Cattelan qui recouvre sa façade, les pieds d’un gisant, ou l’installation de Clairefontaine qui insiste sur l’isolement dans lequel sont plongées ces détenues. Pour la plupart, elles n’ont pas vu leurs enfants depuis longtemps, ceux-là même que peint Claire Tabouret, comme pour nous dire combien leur amour reste fort, malgré l’univers carcéral dans lequel elles sont isolées.
Le Pavillon polonais
Le pavillon polonais a confié son exposition à un collectif de réfugiés ukrainiens, qui y réussit une installation vidéo « repeat after me » fascinante autant que glaçante : le collectif ukrainien Open Group y montre des réfugiés imitant le bruit d’une arme (tirs, mortier, mitrailleuse…) qui a hanté leurs vies, et qu’ils nous invitent à répéter après eux, comme pour souligner combien la guerre est proche de nous et pourrait bien occuper aussi nos jours et nos nuits.
Il faut aussi compter sur de nombreux évènements collatéraux, sortes de d’expositions monographiques ou centrées sur des thèmes précis, qui restent dont indépendantes du thème fixé par le commissaire du pavillon central des Gardini. Parmi ces évènements, j’en retiens quelques-uns à ne pas rater. Les trois premiers sont sans doute l’exposition de la fondation Peggy Guggenheim consacrée à Cocteau, celle de la fondation Pinault consacrée à Huyghe, et l’exposition de l’Academia consacrée à W.de Kooning.
Exposition de Kooning
La majeure partie des toiles, dessins et bronze viennent de loin et permettent de mesurer la force de l’œuvre de Wilhem de Kooning. Une exposition au musée du Jeu de Paume en 2021, soulignait la liberté de l’artiste qui n’hésita pas à rompre au début des années 50 avec l’abstraction qui l’avait pourtant consacré comme meilleur peintre du moment. Mais il n’est pas question de cela ici, comme si cette lutte entre l’abstraction et la figuration, restait trop marquée par un débat caractéristique des années 1950, mais finalement assez secondaire. Le prétexte de cette exposition est le voyage fait par l’artiste en 1959 en Italie, réitéré 10 ans plus tard. Pour les deux commissaires de l’exposition, Gary Garrels et Mario Codognato, il permet surtout de souligner la force et la cohérence du travail de l’artiste, en présentant d’abord des toiles du début de sa carrière, d’une force et d’un maitrise incroyable du geste, de la couleur et de l’espace.
Certains des paysages les plus célèbres de l’artistes comme « door to the river » sont réunis avec des figures qui ont suivit les célèbres women du début des années 50 qui étaient au centre de l’exposition du Jeu de Paume. Le commissaire Gary Garrels que j’ai suivi dans les salles du musée quelques jours après l’ouverture de l’exposition a réussit une sélection extraordinaire. Les croquis au crayon puis à l’encre sont laissés brut, comme des dessins fragiles qui vont s’effacer ou au contraire sont surchargés de peinture et d’encre puis découpés, recollés, jetés, repris, sans cesse, à l’infini, cette exposition est un hymne à la peinture et à la vision. De Kooning ne cesse de regarder, et ne veut jamais nous enfermer dans une image déjà faite. La dernière salle, réunit certaines de ses ultimes peintures, loin de tout académisme de l’art et de la vision.
Galerie Lo Verso
Juste à côté du Pavillon du Vatican, sur la Giudecca, il faut absolument s’arrêter à la galerie Lo Verso, où j’exposais il y a quelques années, et qui présente des toiles et aquarelles magnifiques de vues vénitiennes de Laura et Alberto Lo Verso. La brume ou l’évocation de la lumière si particulière à Venise y est magique.
Pierre Amourette
Il faut aussi découvrir dans la magie des céramiques que Pierre Amourette présente à Sainte Euphémie. Ces modelages émaillés sont tous de la même veine : entouré de multiples personnages ou animaux, un personnage central trône. D’abord quelques bas-reliefs sur le mur extérieur de l’église, l’exposition se poursuit dans la nef et dans le jardin du presbytère avec des grandes sculptures en ronde-bosse. Cette exposition dans une église consacrée, guide nos pensées vers une interprétation religieuse : ces personnages seraient des vierges tenant le Christ dans leurs bras, ou des saints combattant un démon, personnifié par des animaux grimaçants. Les formes et les couleurs nous frappent d’abord par leur vivacité, j’allais dire leur vie. Là est l’essentiel pour Pierre Amourette.
La religion n’est pas au centre de ses préoccupations, au contraire de ce que tous nous pouvons vivre quotidiennement : le démon que combat une sorte de Saint Michel est bien réel, comme les petits masques qui se cachent derrière les vêtements d’une femme qui trône, ou le rictus du démon décharné qu’on découvre dans le ventre même de ces femmes. Les scènes sont effrayantes, mais jamais les œuvres. Magie de la céramique de Pierre. Il me dit combien il ne faut pas avoir peur de ce qu’il représente. Leur réalité ne doit pas nous éloigner de la vie qui, si elle prend le dessus, sera toujours la plus forte. Dans notre conversation, c’est l’authenticité qui est au centre. Pierre Amourette veut oublier toutes les règles académiques et les idées bien-pensantes. Sa présence au sein de la Biennale est importante pour nous dire combien ces calculs sont vains. Bien sûr, il faut connaître toutes ces règles, toutes ces pensées toutes faites, mais pour déjouer ce qu’elles pourraient avoir de sclérosant. Les céramiques de Pierre Amourette pourraient nous effrayer, mais leur formes et leurs couleurs témoignent d’une vigueur et d’une joie communicative, qu’il serait dommage de ne pas voir dans le réel qui nous entoure.
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