portes closes

« Portes closes et œuvres invisibles » de Denys Riout. éd. Gallimard. 2019
Certaines œuvres sont invisibles.
Dans cet ouvrage, Denys Riout (dont j’ai déjà analysé ses ouvrages consacrés au monochrome ou à la couleur…) étudie les oeuvres qui ont été pensées invisibles dès leur conception. Il ne s’agit pas de toutes celles qui sont devenues invisibles dans leur histoires. Aucun de ces châteaux disparus au cours des guerres ou des révolutions, aucune de ces sculptures comme celle de Phidias, dont la mémoire ne nous serait connue par les textes. Aucun tableau brûlé lors des bombardements de Dresde ou d’ailleurs.
Au contraire, les œuvres analysées ici ont été pensées comme telles par les artistes qui ont sciemment décidé de les offrir aux amateurs sans les leurs donner à voir, ou fort peu, ou encore durant un laps de temps très limité.
L’enquête de D. Riout est passionnante, mais avant de pénétrer au cœur de son analyse, il faut s’arrêter à son introduction, véritable histoire du regard. D. Riout divise les 2000 ans de notre histoire occidentale en quatre temps.

Picasso. " la mort de casagemas" 1901

fresque de st Savin réalisées vers 1100

Il nomme le premier « au delà du visuel » en partant du paradoxe que les œuvres visuelles ne cherchent pourtant toujours à être pleinement révélées : « quand nous regardons, qu’espérons-nous voir? » Les fresques ou les sculptures disposées loin des fidèles dans les églises du moyen-âge, tout comme les panneaux des polyptyques souvent cachés aux fidèles, n’étaient pas là avant tout pour nous être pleinement révélés.
« D’innombrables œuvres n’ont été conçues et réalisées, souvent au prix d’efforts considérables, que pour manifester la puissance de l’invisible dans le registre du visible. » Malraux soulignait déjà en 1951 l’importance des musées qui ont changé notre rapport à la visibilité des œuvres d’art : « un crucifix roman n’était pas d’abord une sculpture, la Madone de Cimabue n’était pas d’abord un tableau, même la Pallas Athéné de Phidias n’était pas d’abord une statue.
Le rôle des musées dans notre relation avec les œuvres d’art est si grand, que nous avons peine à penser qu’il n’en existe pas, qu’il n’en exista jamais, là où la civilisation de l’Europe moderne est ou fut inconnue; et qu’il en existe chez nous depuis moins de deux siècles. »(in « les voix du silence »(1951)). Denys Riout souligne dans ces pages combien ce regard prescriptif , utilitaire et efficace – l’oueuvre est là pour nous inviter à considérer l’invisible et à prier Dieu – s’oppose au regard scrutateur et désintéressé de Kant.

Picasso. " la mort de casagemas" 1901

Leonardo Da Vinci « Homme De Vitruve » .Vers 1490

Il nomme le second « vers une sécularisation du regard » : depuis la renaissance, la perspective assigne une place définie par rapport à l’oeuvre. « la perspective considère fondamentalement le tableau comme un objet pour le regard, destiné à un œil unique et fixe, une sorte d’œil absolu ». Alberti décrit les relations entre l’oeuvre, le créateur et le spectateur comme un réseau d’échange. l’oeuvre s’efforce de représenter les choses visibles, dit-il, et met cette représentation au service de l’historia, son but suprême.
Le monde n’est plus seulement placé sous le regard de Dieu, mais sous celui des hommes. « L’art devient un objet d’étude autonome ».l’art lui permet de mieux connaître et comprendre le monde.

Picasso. " la mort de casagemas" 1901

Friedrich.  » moine au bord de la mer. 1808-09

le troisième temps pourrait voit l’apparition du sublime : la recherche d’un idéal qui nous dépasse remet en question la place que notre regard nous avait conférée dans le monde. Caspar David Friedrich écrit : « ferme l’œil de ton corps pour d’abord voir ton tableau avec l’œil de l’esprit. Puis mets au jour ce que tu as vu dans cette nuit, afin que cela agisse en retour sur d’autres, de l’extérieur vers l’intérieur ». Du romantisme au symbolisme, cette quête d’idéal cherche un art qui s’adresse à l’âme.
De même, les inventeurs de l’abstraction, Kandinsky, Mondrian ou Malevitch,n’ont cessé de remettre en question le primat du regard.

Picasso. " la mort de casagemas" 1901

Stella. « plus ou moins ». 1964

le quatrième temps est celui du formalisme :
« à la prééminence d’une visualité sans arrière-plan ni arrière-pensée, enclose dans les apparences, répond la conception de l’ « œil innocent » exposée, au milieu du XIXème siècle par Ruskin. Cette vision débarrassée de tout savoir se conquiert » nous explique D. Riout.
Konrad Fiedler prolongea cette conception d’une « pure visibilité » qui mènera bientôt au formalisme : est-ce la forme qui signifie? ou au contraire, la forme et le sens doivent-ils être imbriqués l’un dans l’autre comme le pense déjà Focillon :
« toujours nous serons tenté de chercher à la forme un autre sens qu’elle-même et de confondre la notion de forme avec celle d’image, qui implique la représentation d’un objet, et surtout avec celle de signe. Le signe signifie, alors que la forme se signifie » (in la vie des formes. 1943)
Clément Greenberg, adepte de Kant, développa sa lecture de l’abstraction : il considérait que chaque discipline tend à utiliser ses propres méthodes pour « se retrancher plus fermement dans son champ de compétence ».
Denys Riout continue : « l’observation décisive de Greenberg s’inscrit dans la continuité du Laocoon de Lessing qui distinguait les arts à partir des moyens sémiologiques mis en oeuvre. Mais Lessing maintenait une continuité entre les disciplines, notamment entre la poésie se développant dans le temps et les arts visuels, inscrits dans l’espace, car en fin de compte la sculpture et la peinture traduisaient les récits littéraires à l’aide d’autres systèmes de signes. Greenberg, lui, coupe les ponts entres les arts lorsqu’il affirme : « la tâche de l’autocritique devint l’exclusion, parmi les effets de chaque art, de quelque effet que ce soit qu’il serait envisageable de prêter ou d’emprunter à un autre art ». il conclue bientôt : « quand l’art réaliste, voiire illusionniste s’efforçait de cacher l’art par l’art, par un surcroît d’artifices, la peinture moderniste se sert de l’art pour attirer l’attention sur l’art lui-même. Après l’art pour l’art romantique, vint l’art sur l’art. Franck Stella (qui disait  » ce que vous voyez est ce que vous voyez ») introduisait alors pour expliquer ses tableaux le concept de « pure littéralité ».

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