force de l’expressionnisme?

On peut chercher à mesurer la force ou la faiblesse de l’expression face à la tradition. Pour mener cette réflexion, on peut se reporter à

  1. « méditations sur un cheval de bois » de E.H. Gombrich (éd. W)
  2. « Avant-Gardes du XXème siècle. arts et littérature » de S. Fauchereau (éd. Flammarion)
  3. « d’une apocalypse à l’autre ». Lionel Richard (éd. Somogy)
  4. « la responsabilité de l’artiste » de Jean Clair (éd. Gallimard)

Dans le premier ouvrage, on trouve plusieurs articles de Gombrich dans lesquels il développe une réflexion sur la valeur de l’expression.

Gombrich part d’une réflexion du grand historien Roger Fry : « Par analogie avec la télégraphie sans fil, l’artiste serait l’émetteur, l’oeuvre d’art le médium et le spectateur l’appareil récepteur… pour que le message soit transmis, le récepteur devra être accordé à la tonalité de l’émetteur… et voilà bien la difficulté, car le message d’une oeuvre d’art est en général d’une très grande complexité, et comporte, me semble-t-il, la somme des expériences accumulées par l’artiste dans son subconscient. Et, du fait de cette complexité, chaque récepteur ne peut capter qu’une parties du message d’ensemble. » En effet, cette analogie semble bien convenir à l’expressionnisme, tant elle rappelle la comparaison menée par Paul Klee entre l’artiste et l’arbre : selon cet artiste, les racines et les branches seraient le réel et les œuvres pendant que le tronc serait l’artiste qui permet de relier ces deux mondes, le réel et le monde intérieur. Après avoir cité Roger Fry, Gombrich oppose l’expression à la communication, l’émotion à l’information, et finalement le naturel au conventionnel. De même, dans sa critique radicale de l’expressionnisme, Jean Clair fonde toute sa réflexion sur l’origine du langage, décrite par Herder. « selon Herder, le langage peut être tout à la fois conçu comme un produit de la perception immédiate mais en même temps comme une oeuvre de la réflexion, du discernement : « l’homme fait preuve de réflexion si la force du son âme s’exerce assez librement pour qu’elle puisse, dans tout l’océan de sensations qui par tous les sens la parcourt de sa rumeur, isoler, si j’ose dire, une vague, la retenir, diriger l’attention sur elle et être consciente d’exercer son attention. » (p.118) Cette réflexion de Herder est capitale car elle nous met en présence des deux mouvements nécessaires à la fondation de tout art véritable. Un mouvement vers l’origine de ce qui a donné naissance à l’oeuvre dans l’esprit de l’artiste. C’est la recherche de l’Ursprache  des expressionnistes. Et, dans le même temps un mouvement vers la réflexion, et c’est l’art classique qui prévaut ici. Jean Clair continue (p.119) « en ce sens, comme le notera Cassirer, le langage selon Herder peut-être tout à fait conçu comme un produit de la perception immédiate et, en même temps, entièrement comme l’oeuvre de la réflexion, du discernement : précisément parce que ce dernier ne serait pas quelque chose d’extérieur qui se rajouterait après coup au contenu de la perception – comme il en est de la tradition de la raison classique – mais parce qu’il entrerait en elle, et comme une illumination soudaine, comme moment constitutif. »

"Old Sarum" 1834

« Old Sarum » 1834

Herder définit le moment où l’art des Lumières qui tendait vers une « représentation » transparente de formes définies, idéales, se transforme en une « forme organique » défendue par les romantiques. Herder définit le moment ou le cri et l’interjection  de l’Ursprache se double d’une réflexion. On peut comparer cela déjà au travail de Constable ou de Turner, chez qui on peut déjà observer ces deux mouvements, vers l’expression première – Constable multiplie les croquis sur le vif, peint les nuages qui passent et d’effacent – mais ne s’en contente pas et continue le travail en y mêlant toute sa connaissance de l’histoire et de de l’art, jusqu’à peindre par exemple « Old Sarum » qui préfigure à la fois un traitement de la lumière qui annonce l’impressionnisme, mais aussi condense toute une vision raisonnée de l’histoire (voir ICI  mon analyse plus générale de l’art de Constable )

On est loin de la critique de Jean Clair de l’expressionnisme qui, selon lui, alignerait « palimpsestes précaires, balbutiements prononcés sous le coup de la sensation immédiate, plongée dans la profondeur du sentiment d’une force originelle qui l’immerge à tout instant, les séries indéfinies des épreuves d’une oeuvre à jamais différée, « désœuvrée » dira de nos jours Maurice Blanchot, portée aux limites du non-sens, habitée qu’elle est pas la tentation du néant, mais hantée aussi par ce que Cézanne appellera l’ « impuissance à réaliser ». (p123)

Avant de conclure, Jean Clair en arrive à la même constatation que j’évoquais plus haut.  » c’est à un double écueil, finalement, que l’art en cette fin de siècle se heurterait. D’un côté, celui d’un expressionnisme abâtardi et devenu, d’est en ouest, une sorte d’argot universel (…). d’un autre côté, celui de la domination d’une langue universelle et abstraite, garantie par la logique d’une « science unifiée » correspondant à l’emprise planétaire du monde technique et visant une rationalisation intégrale de l’existence. » (p.129) »comment concilier l’attachement au vernaculaire, sans lequel l »oeuvre perd sa chair et son poids de témoignage unique, et le projet de l’universel, par lequel l’oeuvre s’adresse à l’ensemble de l’humanité? Comment inventer un art qui ne soit ni l’expression du local et l’exaltation sournoise du nationalisme, ni la menace d’une unification, d’une globalisation, comme on dit aujourd’hui, de l’ensemble des cultures de la planète? (p.130)

A la fin de son texte, Jean Clair conserve cette position intenable. il choisit d’être tiraillé à l’infini et pour toujours entre ces deux lignes, de rester perché sur ce fil, comme un équilibriste perdu entre deux gouffres. Sans doute se sent-il davantage attiré par la raison que par l’expressionnisme – craint-il tant l’hubris qu’il sent dans leurs œuvres?   – pour autant, Ne faut-il pas au contraire avoir le courage de ne pas tout comprendre? Comme lui, je préfère la figure de l’équilibriste, mais s’il fallait tomber, je préférerais que ce soit dans l’inconnu de leur démesure plutôt que dans l’ordre bien rangé de nos certitudes.

 

 

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